22.
En descendant la côte au volant de sa voiture, Winter vit la lueur au-dessus des hauteurs, de l’autre côté du parc. La lumière formait une sorte de brume pâle sous un ciel plus clair et pur. Annonce d’une nouvelle journée qui promettait d’être chaude. Il faisait déjà vingt-deux degrés alors que, à strictement parler, c’était encore la nuit.
Cette nouvelle journée, la jeune fille ne la verrait pas. Winter avait déjà vu des gens étranglés, mais le bas-ventre de cette victime-là était dénudé. Ses collègues, auxiliaires de la mort, arpentaient le lieu du crime. Le médecin légiste se penchait sur elle comme un ange du trépas. Ce n’était pas Pia E:son Fröberg. Winter se souvint qu’elle était en vacances. C’était un homme qui paraissait grand et lourd, dans son short et sa casquette de base-ball, peut-être parce que la jeune fille était si frêle, sur le sol où elle gisait.
Comme un moineau mort sur le bord de la route.
Winter revint sur ses pas. Le vélo reposait au milieu de la voie, plutôt une piste cyclable, en fait. Le guidon était tourné à l’envers et il eut l’impression que l’une de ses roues tournait encore. Un policier en uniforme se tenait juste à côté, devant une voiture de service. Les gyrophares tournaient sur le toit de celle-ci et leur faisceau lumineux faisait l’effet d’un manège. Le visage de la victime était éclairé, retombait dans l’ombre puis était éclairé à nouveau. Winter aurait préféré l’obscurité complète.
Il alla trouver l’agent, qu’il ne connaissait pas. C’était un jeune, qui n’avait guère que deux ans de plus que la victime. On pouvait à peine le qualifier de policier, c’était plutôt un adolescent qui jouait les agents.
— C’est vous qui êtes arrivés en premier, il paraît.
— Oui, c’est nous qui… l’avons trouvée.
Winter hocha la tête.
— Comment t’appelles-tu ?
— Peter. Peter Larsson.
— Comment l’avez-vous remarquée ?
— Le vélo. Nous l’avons vu en arrivant ici.
— Vous passez par ici tous les soirs, Peter ?
— Presque.
Winter observa le tronçon de route jusqu’au tournant. Plus loin, elle contournait un bassin et, de l’autre côté de celui-ci, il y avait un petit bois. Derrière ce bois se trouvait une nouvelle pièce d’eau, puis des buissons, quelques arbres et un gros bloc de rochers. Un lieu où deux crimes avaient déjà été commis.
On ne pouvait pas tout à fait dire jamais deux sans trois mais il s’en fallait de peu : cinq cents mètres à vol d’oiseau. Il pensa à la jeune fille, ce pauvre petit moineau.
— Vous n’avez vu personne d’autre ?
— Personne.
— Comment avez-vous découvert la jeune fille ?
— Comme je viens de le dire, nous avons remarqué le vélo et nous nous sommes arrêtés. C’est moi qui suis descendu et j’ai scruté les environs. On voyait que quelqu’un était passé par là et il n’y avait pas à chercher très loin pour la trouver. Vous voyez vous-même.
— Oui.
— Et puis, après ce qui s’est déjà passé, on ouvre l’œil.
— Très bien, Peter.
L’agent regarda Winter puis les buissons et les arbres.
— C’est le même ?
— Quoi ?
— C’est lui qui a fait le coup, encore une fois ?
— Aucune idée, répondit Winter en revenant vers la jeune fille.
— Est-ce qu’il y a eu viol ? demanda Ringmar, qui venait juste d’arriver.
Le médecin haussa les épaules.
— Il vous a posé une question, insista Winter.
— Probablement, dit l’homme en se levant.
Sa casquette pointait sur son crâne. Elle n’a rien à faire là, pensa Winter. Elle n’est à sa place nulle part. Le médecin regarda Winter.
— Je sais de quoi il s’agit, dit-il. Ou il peut s’agir. Je vous mettrai au courant dès que possible.
— Ça vaut également pour le laboratoire, dit Ringmar. Où est Beier, au fait ?
— À New York.
— New York !
— Séminaire international. Tu ne le savais pas ?
— New York, répéta Ringmar. Il doit y faire encore plus chaud qu’ici.
— Je prends le cadavre, dit le médecin.
— Elle s’appelle Anne Nöjd. Elle a un nom, précisa Winter.
Son sac à main était toujours sur le sol. Elle avait un nom et une adresse, située à l’ouest de la ville. Winter éprouva un sentiment étrange, en s’engageant sur la rocade puis dans le tunnel. Toutes les victimes habitaient à l’ouest de la ville.
Il faisait plus clair, par là, parce que c’était plus près de l’horizon, même si le soleil se levait derrière eux. Par la fenêtre, qu’il avait ouverte en grand, cela sentait la mer. Ils prirent de petites rues se faufilant entre les constructions côtières.
On avait l’impression que la maison était sise au milieu d’un terrain de Lilliputiens. Un numéro surmontait le perron couvert.
— C’est sûrement là, dit Ringmar.
L’endroit était entouré d’une haie. À cinquante mètres de là, des bateaux étaient tirés au sec. L’odeur de mer était encore plus forte et Winter entendit le bruit de celle-ci. Il savait que, derrière la pointe, là-bas, se trouvait l’une des baignades favorites de bien des jeunes. Il lui suffisait de la gagner pour voir les rochers où se baignait Jeanette ainsi que Beatrice, dans un autre temps et un autre siècle. Angelika aussi s’y était baignée, et Anne Nöjd, bien entendu. Cela avait-il une signification quelconque ?
La maison était plongée dans les ténèbres.
Elle avait vingt ans et habitait manifestement à cette adresse. Ils ne savaient rien d’autre à son sujet. De près, la maison avait l’air moins impressionnante, alors que cela aurait dû être l’inverse. Winter put se pencher, regarder par la fenêtre et distinguer les contours de divers objets. Ringmar frappa à la porte, puis cogna à nouveau, plus fort. Personne ne vint ouvrir.
Ringmar sortit alors le trousseau qui se trouvait dans le sac à main de la victime. Quatre clés y étaient accrochées. Deux, identiques, rentraient dans la serrure. Lorsqu’il introduisit la seconde et la tourna, elle mordit. Il ouvrit la porte et appela d’une voix forte, à plusieurs reprises, en regardant Winter. Celui-ci hocha la tête. Au moment où ils franchirent le seuil, il entendit le cri de la première mouette du matin.
À l’intérieur, il faisait plus clair qu’on n’aurait pu le croire depuis l’extérieur. Ils se retrouvèrent dans un petit hall et se dirigèrent vers la gauche et une cuisine qui ne devait pas faire plus de trois mètres carrés. Un journal était posé sur la table, à côté d’une tasse à café. Sur le plan de travail, à côté de l’évier, il y avait une bouteille de vin à moitié vide qui luisait dans cette lumière matinale devenant de plus en plus forte au fil des minutes. Winter se pencha sur la table et vit la mer osciller dans la lumière, changeant d’aspect et de couleur.
Ce devait être très agréable d’être assis là et de regarder le matin se refléter sur la mer.
Soudain, Ringmar appela de l’intérieur de la maison. Winter regagne le hall et entra dans une petite pièce, à gauche, à vrai dire plutôt un cagibi, meublée d’une petite table et d’une chaise. La pièce suivante était une chambre à coucher, avec lit, table de chevet et chaise. Le sol était en bois de pin mat. Cela sentait les fleurs. Ringmar dit à nouveau quelque chose. Winter passa dans la salle de séjour, qui complétait la maison. Cette pièce couvrait au plus vingt mètres carrés et ses fenêtres donnaient sur la rue, où ils pouvaient voir les pneus de leur voiture. À l’intérieur il y avait un canapé au cadre en bois et un beau tapis dont il ne parvenait pas à discerner les couleurs. Dans une heure, oui, mais pas encore. Aux murs étaient accrochés des tableaux de tailles diverses. Il faisait assez sombre pour que les tableaux fassent plutôt l’effet de trous sur les parois. Devant Ringmar se trouvait une table et, sur cette table, un téléphone et un répondeur dont le voyant rouge clignotait. Ringmar regarda Winter avec une expression d’étonnement sur le visage. Winter se mit à réfléchir, tandis que le voyant continuait à clignoter.
Il n’y avait pas de portable, dans le sac à main de la jeune fille. Pourtant, Winter était certain qu’Anne Nöjd en possédait un. Tous les jeunes avaient des portables, de nos jours, les autres aussi d’ailleurs.
Il faudrait qu’ils passent au peigne fin l’endroit où son corps avait été trouvé et qu’ils vérifient si elle avait un contrat auprès d’une compagnie de téléphone.
Le voyant clignotait. De l’autre côté de la fenêtre, un goéland poussa son cri. Winter hocha la tête et Ringmar appuya sur le bouton avec précaution, d’un doigt revêtu d’un gant. Un petit bip, un bruissement et une voix :
« C’est Andy. J’ai été retardé. Enfin, tu sais. Appelle-moi dès que tu es rentrée. Ciao, baby. »
À nouveau le bruissement et le bip.
Rien.
Puis quelque chose.
Ringmar se pencha pour entendre. Winter avança d’un pas.
Ils entendirent alors sa voix, à elle. Un cri, suivi d’un autre. Un… grognement, ou… un bruit d’un genre ou d’un autre, sourd, celui de branches qui frottaient contre quelque chose, un buisson…
— Bon sang ! s’exclama Ringmar.
— Silence, fit Winter, penché sur le répondeur. C’est elle.
Le visage de Ringmar était comme pétrifié. Son regard ne cessait de naviguer entre Winter et le répondeur.
— Mais qu’est-ce que…
Winter leva la main. Il sentit qu’elle tremblait.
Chmepplu !!!
Une ritournelle débitée machinalement. Il ne parvint pas, sur le coup, à se souvenir qui lui avait parlé d’une ri… n’était-ce pas Janette, la survivante ?
Il fixait le répondeur comme s’il s’agissait d’un animal vivant, noir, dangereux.
Ils écoutèrent les cris, les bruits, les grognements, le hurlement, et cette voix qui revenait, recommençait à chanter sa ritournelle : chmepplu ! Assez bas les deux premières fois, ensuite de plus en plus fort.
Tout à coup, silence. Winter regarda sa montre. Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps, mais… le message aurait dû s’interrompre beaucoup plus tôt. Ils attendirent. Rien d’autre. Un déclic dans l’appareil et la bande se rembobina. Ringmar appuya à nouveau sur le bouton.
— C’est Andy…
Ils écoutèrent la suite et Ringmar prit note.
Puis ce fut le silence.
— C’est lui, dit Winter.
— Et elle, dit Ringmar.
Un goéland – ou peut-être une mouette – poussa à nouveau son cri. Le soleil était monté au-dessus des hauteurs, à l’est, et éclairait maintenant l’autre versant et la maison. Soudain, la surface mate du répondeur se mit à briller.
Halders changea le disque. Dans vingt-deux minutes, l’aube se lèverait. Aneta Djanali sentit l’odeur de whisky de son haleine quand il revint s’asseoir près d’elle sur le canapé.
La musique commença à jouer. Quelques accords de piano un peu hésitants, puis la voix de Bob Dylan. I know no one can sing the blues like Blind Willie McTell.
— Smell that sweet magnolia blooming, entonna Halders, Hear that undertakers bell. Puis il marmonna quelque chose.
— Qu’est-ce que tu dis, Fredrik ?
— No one can sing the blues like Bob Dylan.
Elle ne répondit pas.
— Well God is in his heaven, chanta Halders avec Dylan.
— Tu devrais peut-être aller te coucher, Fredrik.
Il se pencha en avant, prit le verre et but.
— Tu trouves que je me conduis mal ?
— Tu as l’air fatigué.
— Fatigué ? Ha !
— Arrête de boire.
— Ça me regarde. J’en ai peut-être besoin.
— Garde ça pour demain.
— Demain ? Tu restes ?
Elle se leva, passa dans la cuisine et revint avec un verre d’eau. Le ciel, que l’on apercevait par la porte de la terrasse, était maintenant zébré de traits de lumière.
— But nobody can sing the blues like Blind Willie McTell, s’obstinait à chanter Halders (et Bob Dylan). There’s a chaingang on the highway, I can hear them rebels yell.
— N’oublie pas d’emmener les enfants à l’école, demain.
— Tu n’as pas besoin de me le rappeler.
— Nous avons quelque chose à faire à huit heures.
— Je viens de te dire que tu n’as pas besoin de me rappeler de…
La musique se tut, Halders se leva et remit la même plage en se tournant vers Aneta, qui était toujours debout.
Il chanta There’s no one can sing the blues like Blind Fredrik McTell. Puis il bascula par-dessus le bord du canapé et se retrouva la tête très près du sol.
Aneta se précipita vers lui. Halders avait les yeux ouverts.
— Fredrik ?
Il marmonna quelque chose en remuant la tête, puis se leva.
— Je ne sui… is pas i… ivre.
Il se mit à pleurer. Aneta le prit dans ses bras et sentit ses lourdes épaules agitées de sanglots. Son cou était tendu comme un câble d’acier. Il bougea, se dégagea et se leva puis se rassit.
— Tout fout le camp, Aneta.
Elle s’assit.
— Est-ce que tu as vraiment pris le temps de faire ton deuil, Fredrik ?
Il la regarda comme s’il ne comprenait pas. Ou ne voulait pas comprendre, pensa-t-elle.
— C’est de toi qu’il s’agit, Fredrik. De toi et de personne d’autre. Et puis de tes enfants. Ne joue pas la comédie. C’est dangereux. Il faut que tu sois toi-même et que tu ressentes ce que tu dois éprouver. Vraiment éprouver. Tu comprends ? L’éprouver… et le montrer.
Il s’était rassis et marmonnait quelque chose.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Éprouver.
— Ah.
— Qu’est-ce que c’est ? Éprouver ?
Le répondeur avait été remis à la police scientifique. Winter avait fait faire un double de l’enregistrement, qu’il écouta de nouveau. Qui était ce Andy ?
Ils pouvaient déterminer s’il avait appelé sur un portable ou sur un fixe, mais un portable est… mobile et se déplace avec celui qui parle dedans.
Manifestement, Anne Nöjd vivait seule. Les hommes de la police scientifique étaient sur place, il y en avait partout.
Ils avaient trouvé des noms qui pouvaient être ceux de ses parents ou d’autres membres de sa famille. Et Winter avait dû passer quelques coups de téléphone extrêmement désagréables. Comme, par exemple, à sa mère, peu auparavant.
C’est alors que son propre portable se mit à sonner. Il était près de cinq heures.
— Je m’inquiétais, dit Angela.
— Je n’ai pas eu le temps de t’appeler.
— Rentre dès que tu pourras et je te ferai un bon café au lait. Je descends à la boulangerie dans une heure pour acheter des petits pains.
— Je vais essayer de rentrer pour cette heure-là. Un petit moment, au moins.
Le téléphone qui se trouvait sur la table sonna. Il prit rapidement congé d’Angela et souleva le combiné. C’étaient ses collègues de la scientifique qui l’appelaient depuis la maison de Långedrag.
— Il y a un jeune qui s’appelle Andy quelque chose et qui cherchait à joindre… la fille.
— Où est-il ?
— Ici, à côté de moi.
— Passe-le-moi.
Winter entendit une autre voix, plus jeune mais aussi apeurée.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Winter se présenta.
— Peux-tu venir ici tout de suite ?
— Qu’est-ce qui est… arrivé à Anne ?
— Je te demande de monter dans une des voitures qui sont là-bas en ce moment et de venir ici tout de suite. Je te dirai tout.
— Mais Anne ?
Winter réfléchit un instant avant de se résoudre à révéler la vérité.
— Elle a été assassinée au cours de la nuit. C’est pourquoi il est extrêmement important que tu viennes ici le plus vite possible, Andy. Nous avons besoin de ton aide.
Il entendit un cri, peut-être un appel à l’aide. Il y avait de la friture sur la ligne, on avait l’impression que le portable de l’agent était en train de voler.
— Allô. Allô.
Winter entendit à nouveau la voix de son collègue.
— On te l’amène tout de suite.